GIBRAN ET MAY...



* * *

 


 Ces morceaux choisis "Des LETTRES d'AMOUR" nous transportent au centre de la vie,

 vers les Brumes... et dans les grottes les plus cachées du coeur de Khalil Gibran. 

Sa correspondance avec la journaliste "écrivain" May Ziadhah, d'origine Libanaise,

 installée au Caire, dura de 1912 à la mort de Gibran en 1931. 


Malgré une Amitié qui se transforma en AMOUR " Sublimé "

 ils ne se rencontrèrent jamais.

                                                                                                                                                       Gabrielle Ségui 



 New York, 2 Janvier 1914


Chère May Ziadah,


J'ai pensé à bien des choses durant les mois de silence que j'ai passé sans recevoir une lettre de vous; mais il ne m'est jamais venu à l'idée que vous étiez « méchante » Et voilà que vous avouez la méchanceté de votre âme ! Certes je dois vous croire puisque je crois et accepte chacun des mots que vous exprimez. Il y a évidemment quelque orgueil de votre part à affirmer « Je suis méchante », et votre orgueil peut s'expliquer si l'on songe que la méchanceté est une force qui rivalise avec la bonté en pouvoir et en influence.


 Cependant, permettez-moi de vous le dire, aussi loin que vous puissiez aller dans votre méchanceté, vous ne parviendrez jamais qu'à la moitié de la mienne, car je suis aussi méchant que les spectres qui hantent les cavernes de l'Enfer, aussi méchant que l'esprit noir qui garde les portes de l'Enfer. Et naturellement vous allez me croire. (...)


 Maintenant que chacun de nous a compris quelle méchanceté recèle l'âme de l'autre, et sa tendance à exiger un châtiment, reprenons encore une fois le dialogue que nous avions commencé il y a deux ans.(...) Je dois dire à mon grand regret que je ne joue d'aucun instrument de musique. Mais j'aime la musique autant que j'aime la vie, et c'est avec un vif plaisir que j'en apprends les principes et la structure,et que j'approfondis ma connaissance de son histoire, de ses origines et de son développement. Et si je survis, j'écrirai un long essai sur ces aspects des compositions arabes et persanes. Je m'intéresse pareillement à la musique occidentale et orientale. (...)


 Auriez-vous la bonté de penser à moi quand vous vous tenez devant la majesté du Sphinx. Car lorsque j'ai visité l'Égypte, je m'y rendais généralement deux fois par semaines, et je passais de longues heures assis sur le sable doré, les yeux fixés sur les pyramides et le sphinx. À cette époque, j'étais un jeune homme de dix-huit ans dont l'âme frémissait devant de pareilles manifestations d'art tout comme les roseaux frémissent devant l'orage. Le sphinx me souriait et remplissait mon coeur d'une douce tristesse et d'un plaisir poignant. (...)


Il est maintenant minuit. Bonne nuit et que Dieu vous protège pour moi.


 Veuillez agréer mes respectueux hommages.


 Gibran Khalil Gibran



 New york, 24 janvier 1919


 Chère Miss Ziadah,


 La paix soit avec votre belle âme. (...)


 Vos articles montrent clairement que vous êtes extraordinairement douée, cultivée et que vous possédez un goût raffiné pour le choix de votre documentation et son organisation. Ils reflètent tout aussi clairement vos expériences personnelles, ce qui fait de vos recherches le meilleur du genre en langue arabe, car je considère que l'expérience et la conviction personnelle l'emportent sur tous les types de savoir et sur les travaux en tous genres.


 J'ai cependant une question, et j'espère que me permettrez de vous la poser. La voici : quand viendra le jour où votre talent sera consacré à exprimer les secrets de votre Moi intime, les expériences particulières et les nobles mystères de ce Moi ? Car n'y a-t-il pas un acte de création plus durable que l'étude de ceux qui ont un esprit créateur ? Ne voyez-vous pas que faire un acte de création en poésie ou en prose vaut mieux qu'écrire une thèse sur les poètes et la poésie ? Étant un de vos admirateurs, je préfèrerais lire un poème de vous sur le sourire du SPHINX, par exemple, que lire un article que vous auriez écrit sur l'histoire de l'art égyptien et son développement d'âge en âge ou d'une dynastie à une autre.


 En écrivant un poème sur le sourire du Sphinx, vous m'offrez quelque chose de plus personnel, tandis qu'en écrivant une thèse sur l'histoire de l'art égyptien vous m'orientez vers le général et le purement intellectuel.


 Soyez assurée de mon admiration , et veuillez agréer mon plus profond respect.


 Que Dieu vous protège pour moi. Votre dévoué


 Gibran Khalil Gibran




 New york, 7 février 1919


 Ma chère Miss May,


Votre lettre m'a rappelé « le souvenir de mille printemps et de mille automnes », je me suis retrouvé une fois de plus devant les fantômes qui disparaissaient et se dissimulaient en silence dès que le volcan entrait en éruption en Europe - quel long et profond silence ce fût !


 Savez-vous, mon amie que je trouvais une consolation, une compagnie et un réconfort dans votre dialogue très entrecoupé ? et je me disais souvent : « Il y a, dans le lointain Orient, une jeune fille qui n'est pas comme les autres jeunes filles, qui est entrée dans le temple avant même d'être née, s'est tenue dans le Saint des Saints, et a fini par connaître le sublime secret gardé par les « géants de l'aube ». Elle a depuis, adopté mon pays comme son pays, et a pris mon peuple pour en faire son peuple. Savez-vous que je murmurais cet hymne à l'oreille de mon imagination chaque fois que je recevais une lettre de vous ? Si seulement vous l'aviez su, vous n'auriez jamais cessé de m'écrire - d'un autre côté, peut-être l'avez-vous su et c'est pourquoi vous avez cessé de m'écrire, (décision non entièrement dénuée de sagesse et de bon sens. )


 (...) Et que peut dire le poète d'un sourire de femme ? Léonard de Vinci n'a t-il pas eu le dernier mot sur ce sujet avec Mona Lisa ? Néanmoins, n'y a-t il dans le sourire d'une femme libanaise un secret que seul un libanais est capable de discerner et de décrire ? Ou bien cette femme, qu'elle soit libanaise ou italienne ne sourit-elle pas pour dissimuler les secrets de l'éternité derrière le voile délicat que forment ses lèvres ? (...)


 Que puis-je dire sur les cavernes de mon âme ? Ces cavernes qui vous effraient tant - où je me réfugie quand je suis las du comportement des hommes, de leurs champs trop fertiles et de leurs forêts trop touffues. Je me retire dans les cavernes de mon âme quand je ne trouve pas un autre endroit où délasser mon esprit ; et si certains de ceux que j'aime avaient le courage de pénétrer dans ces cavernes, ils n'y trouveraient qu'un homme à genoux, en train de prier. (...)


J'ai été heureux que les trois illustrations pour " Le Fou " aient votre approbation; cela montre que vous possédez un troisième oeil (visionnaire) entre vos deux yeux, car j'ai toujours su que derrière vos oreilles se trouvent d'autres oreilles cachées qui seules peuvent entendre ces sons très légers si semblables au silence ces sons ne proviennent pas des lèvres et des langues, mais de sources profondes, derrière les langues et les lèvres : sons de douce solitude, plaisir et peine, et poignante nostalgie de ce monde inconnu et lointain.


 Quand je déclare que « ceux qui nous comprennent soumettent en nous quelque chose », vous me demandez si j'aimerais que " quelqu'un " me comprenne - non ! non ! Je ne veux pas qu'un être humain me comprenne si sa compréhension entraîne mon asservissement spirituel. Bien des gens s'imaginent qu'ils nous comprennent parce qu'ils trouvent dans notre comportement « extérieur » quelque chose qui s'apparente à une expérience qu'ils ont faite une seule fois dans leur vie. Ce n'est pas assez ( pour eux ) de prétendre connaître nos secrets - les secrets que dans notre for intérieur nous ne connaissons pas nous-même - ils doivent aussi nous numéroter, nous étiqueter et nous ranger dans un des nombreux compartiments qui renferment leurs pensées et leurs idées, tout comme le pharmacien avec ses potions et ses poudres. Et l'écrivain qui déclare que vous m'imitez dans certains de vos écrits, n'est-il pas l'un de ceux qui prétendent comprendre et connaître nos secrets ? Il vous serait impossible de le convaincre que l'indépendance est le point vers lequel tendent toutes les âmes, et que le chêne et le saule ne croissent pas à l'ombre l'un de l'autre.


 Me voici arrivé au terme de ma lettre sans avoir dit un mot de ce que je voulais dire en commençant. Lequel de nous est capable de transformer la brume légère en statues ou en formes sculptées ? Mais la jeune Libanaise qui entend les sons qui se trouvent au-delà du son, discernera dans la brume, à la fois les formes et les âmes.


Que la paix soit dans votre belle âme et votre grand et noble coeur. Que Dieu vous protège. Votre tout dévoué.


 Gibran Khalil Gibran

 


 " Lorsque l'Amour vous fait signe, suivez-le "



 New York, 10 mai 1919


 Ma chère Miss May,


 Je joins le premier exemplaire de " The Procession " que j'ai reçu. Vous y trouverez un rêve qui est ainsi dire à moitié brume et à moitié sous forme tangible. Si jamais vous y trouvez quelque chose qui vous plaît, votre approbation en fera une élégante réalité; sinon, il retournera tout entier à la brume.


Mille voeux et salutations à votre belle âme, et que Dieu vous garde et vous protège.Votre tout dévoué


 Gibran Khalil Gibran


New York, 11 juin 1919


 Ma chère Miss May,


 Notre dialogue que nous avons sauvé après cinq années de silence, ne retournera jamais à la récrimination ou au blâme, car j'accepte tous vos propos, persuadé qu'ils serait malvenu d'ajouter, ne fût-ce qu'un pouce, au sept mille miles qui nous séparent; nous devons d'ailleurs essayer de réduire cette distance grâce à ce que Dieu a insufflé en nous pour nous inciter à aller vers ce qui est beau, à tendre vers ce qui est la source, et à aspirer à ce qui est éternel.


 De nos jours, mon amie, c'est déjà bien assez de faire face à la souffrance, à la confusion, aux difficultés et aux obstacles. Et selon moi, une idée qui peut résister à l'absolu et à l'essentiel est à l'abri des effets d'un mot ou d'une phrase dans un livre, ou d'une observation faite dans une lettre. Aussi ne tenons pas compte de nos différences - dont la plupart ne sont que verbales - déposons-les dans un coffre d'or et noyons-les sous un océan de sourires.


 Comme vos lettres me sont douces, May, et combien délicieuses. Elles sont comme une rivière de nectar qui descend du sommet de la montagne et se fraie en chantant un chemin dans la vallée de mes rêves. Elles sont comme le luth d'Orphée, qui attire ce qui est éloigné et transforme ce qui est proche, et grâce à ses hymnes enchantés, métamorphose les pierres en torches enflammées et les branches en ailes frémissantes.


 Le jour où une de vos lettres arrive est pour moi comme le sommet de la montagne - aussi que dirais-je d'un jour où trois lettres arrivent en même temps ? Ce jour là je quitte les sentiers battus du temps pour errer dans les rues " d'Iram aux colonnes "


 Vous dites dans votre première lettre : « si j'étais à New York, je visiterais votre studio » . Ne l'avez-vous pas déjà visité ? Mon studio est un temple, mon ami, mon musée, mon ciel et mon enfer. C'est une forêt dans laquelle la vie appelle la vie, et un désert au milieu duquel je me tiens et ne vois qu'une mer de sable et une mer d'éther. Mon studio est une maison sans murs ni toit, mon amie. J'y garde maints objets que je chéris. Je suis un grand amateur d'antiquités. J'ai réuni une petite collection d'objets rares et précieux des temps révolus, comme des statues d'Égypte, de Grèce, et de Rome, du verre phénicien, des poteries de Perse, des livres anciens, des tableaux de peintres français et italiens, et des instruments de musique qui parlent même dans leur silence.

(...)

 J'aime les objets antiques. Ils me fascinent parce qu'ils sont le fruit de la pensée humaine , avançant en une procession d'un millier de pas résolus, pour (sortir) des ténèbres et (aller) vers la lumière - cette pensée éternelle qui ne plonge au plus profond de la mer que pour s'élever jusqu'à la Voie Lactée. Mais quand vous m'avez dit: « Comme vous êtes heureux, vous qui trouvez satisfaction dans votre art », cela m'a fait longuement réfléchir. Non May, je ne suis ni heureux ni satisfait. Il y a quelque chose en moi qui ne peut jamais être content, mais qui ne ressemble nullement à de la convoitise; quelque chose qui ne peut jamais connaître le bonheur, mais qui ne ressemble pas à de la tristesse.


 Au tréfonds de moi, il y a un perpétuel frémissement et une souffrance incessante, et je ne désire changer ni l'un, ni l'autre - dans une pareille situation, un homme ne peut connaître le bonheur; ou le contentement, mais il ne doit pas se plaindre, car la lamentation ne va pas avec un certain réconfort et une transcendance. (...)


Quant au bonheur, il vient quand on est ivre du vin de la vie; mais celui dont la coupe est profonde de sept mille lieues et large de sept mille lieux ne pourra jamais connaître le bonheur, à moins que la vie en son entier soit versée dans sa coupe. N'est-ce point votre coupe, May, (large) de mille et une lieues ? (...)


 Un jour viendra où je m'enfuirai en Orient. La nostalgie de ma patrie me détruit presque, et si ce n'était pas la prison qui m'entoure, les barreaux que j'ai forgé de mes propres mains, je m'embarquerais sur le premier bateau à destination de l'Orient. Mais quel homme est capable d'abandonner sa maison faite de pierres qu'il a passé sa vie à tailler et à mettre en place - Même si sa maison est sa prison parce qu'il n'est ni capable ni désireux de l'abandonner, ne fût-ce qu'un seul jour. (...)


 Vous me demandez aussi si vous avez des amis dans cette partie du monde. En cette vie, par ce qu'elle contient de douceur blessée et de divine amertume, vous avez bien un ami dans cette partie du monde. Il est résolu à vous défendre, il veut votre bien et veillera à ce que nul mal ne vous advienne. Un ami lointain est parfois plus proche qu'un (ami) prés de soi. La montagne n'est-elle pas plus impressionnante et plus nettement visible pour celui qui traverse la vallée que pour celui qui habite sur ses pentes ?


 La nuit a étendu son voile sur le studio, et je ne peux plus voir ce que ma main écrit. Mille voeux pour vous et mille salutations, et que Dieu vous protège toujours.


 Votre ami sincère, Gibran Khalil Gibran




 New York, 25 juillet 1919


 Ma chère Miss May,


 Vos avez été toujours (présente) en mon esprit depuis la dernière fois que je vous ai écrit. J'ai passé de longues heures à penser à vous, à vous parler, à m'efforcer de découvrir vos secrets, à tenter d'éclaircir vos mystères. devrais-je alors m'étonner de sentir la présence de votre Moi éthéré incorporel dans mon studio, observant mes mouvements, conversant et discutant avec moi, exprimant des opinions sur ce que je fais ?


 Vous serez naturellement étonnée de m'entendre parler ainsi; je trouve moi-même étrange d'éprouver ce vif désir et ce besoin de vous écrire; Je voudrais pouvoir comprendre le secret caché derrière cette nécessité, ce besoin impérieux. (...)


 Dans un pareil lien May, une émotion aussi intime, une pareille compréhension secrète il existe des rêves plus exotiques et plus insondables que tout ce qui s'agite dans le coeur de l'homme; des rêves dans les rêves dans les rêves.


 Une pareille compréhension, May, est un chant profond et silencieux qui est entendu dans le calme de la nuit; il nous transporte au-delà des royaumes du jour, au-delà des royaumes de la nuit, au-delà du temps, au-delà de l'éternité.


 Une pareille émotion May, implique des souffrances aiguës qui ne disparaîtrons jamais, mais qui nous sont chères, et que nous pourrions échanger, même si nous en avions l'occasion, contre aucune apothéose de gloire ou de plaisir, connue ou imaginé. Ce qui précède est une tentative pour vous communiquer ce qui ne peut vous être communiqué par personne d'autre que celui qui partage tout ce qu'il y a en vous. Par conséquent, si j'ai pénétré un secret dont vous-même n'avez pas connaissance, je suis l'un de ceux à qui la Vie a accordé ses dons et permis de se tenir sur le "Trône Blanc "; mais si j'ai pénétré ce qui m'est propre et ne concerne que moi, que le feu consume cette lettre.


 Je vous adjure de m'écrire, mon amie; et je vous adjure de m'écrire avec cet esprit, détaché, ailé qui plane très au-dessus des voies de l'humanité, sur les intérêts qui unissent les gens, et sur les faits qui les séparent. Pourquoi ne pas nous écarter un instant de ces sentiers battus, et ne pas nous arrêter un moment pour contempler les royaumes qui s'étendent au-delà de la nuit, du jour, au-delà de l'éternité.


 Que Dieu vous garde, May, et qu'il vous protège toujours.


 Votre ami sincère , Gibran Khalil Gibran



  New York, 9 novembre 1919


 Ma chère Miss May,


 Vous êtes contrariée et fâchée contre moi, et vous avez toutes les raisons de l'être. Pour ma part, je ne peux que me soumettre à votre bon plaisir. Ne pouvez-vous oublier aucune de mes erreurs, moi qui suis si éloigné du monde du concret et du mesurable ? Ne voulez-vous pas déposer dans le « coffre d'or » des choses terrestres ce qui est indigne d'être mis dans le « coffre éthéré » ? Celui qui est absent ne peut posséder la connaissance de première main de celui ( ou celle ) qui est présent; et il est injuste de considérer cela comme un crime. Car il n'y a pas de crime sans connaissance ou conscience. Je ne veux pas verser par mégarde du plomb fondu ou de l'eau bouillante sur les mains de ceux qui possèdent la pleine connaissance, car je sais que tout crime est en lui-même un châtiment pour le criminel, et que dans la vie de la plupart des gens, la tragédie est inhérente à la tâche qui leur a été assignée.


 J'ai trouvé réconfort et consolation dans cet élément éthéré devant lequel tous les obstacles, distances et barrières s'évanouissent. Et le solitaire ne trouve de consolation et de réconfort que dans cet élément, ne désirant et ne cherchant l'aide de nul autre. (...) Tout être humain est capable de feindre quand il s'agit de ce qu'il aime et de ce qui lui déplaît, ou de jongler avec ses ambitions et de faire bon marché de ses convictions; mais nul homme sur terre n'est capable de feindre à propos de sa solitude, ou de simuler ou dissimuler sa faim et sa soif.(...)


 J'ai passé les mois d'été dans une maison isolée, posée comme un rêve entre la forêt et la mer. Chaque fois que dans le passé, j'ai perdu mon Moi, je suis retourné à la mer pour le redécouvrir, et chaque fois que j'ai perdu mon Moi dans les vagues, j'ai retrouvé mon identité grâce à l'ombre des arbres.


 Les forêts de ce pays sont différentes de toutes les autres forêts du monde : elles sont vertes, denses et luxuriantes; elles existent depuis un temps immémorial, depuis le commencement. « Au commencement était le verbe, et le verbe était avec Dieu, et le verbe était Dieu » Notre mer est aussi votre mer, cette voix ailée que vous entendez le long des côtes de l'Égypte est aussi entendue par nous le long des côtes atlantiques, et le refrain qui remplit "vos" coeurs d'une vie grandiose et terrible, remplit pareillement "nos" coeurs d'une vie grandiose et terrible.(...)


Un effort intense est simplement une échelle qui nous conduit au sommet. Certes, je préfèrerais atteindre la cime en volant, mais la vie n'a pas appris à mes ailes à battre et à prendre leurs essor, aussi que puis-je faire ? Car je préfère vraiment la vérité qui est cachée à celle qui est apparente, tout comme je préfère la perception qui est silencieuse, complète et satisfaisante en soi, à ce qui requiert une analyse et une justification. Mais je me suis aperçu qu'un silence exalté commence toujours par un mot exalté. (...)


 Quant au " PROPHÈTE "- c'est un livre que j'ai songé écrire il y a un millier d'années, mais jusqu'à la fin de l'an dernier je n'en avais pas mis un seul chapitre noir sur blanc.


 Que puis-je dire de ce Prophète ? Il est ma renaissance et mon premier baptême, la seule pensée en moi qui me rendra digne de me tenir dans la lumière du soleil. Car ce Prophète m'avait déjà « écrit » avant que j'essaie de l' « écrire » ; ( il ) m'avait crée avant que je le crée, et il m'avait silencieusement incité à le suivre pendant sept mille lieues avant qu'il apparaisse devant moi pour me dicter ses voeux et ses aspirations.


 Interrogez, je vous prie, mon compagnon et mon aide, l'élément éthéré, sur ce prophète et sur la façon dont il raconte son histoire. Interrogez cet élément éthéré, interrogez-le dans le silence de la nuit, quand l'âme est libérée de ses entraves et se défait de ses voiles, et il vous révèlera les mystères de ce prophète et les mystères de tous les prophètes qui l'ont précédé. Je crois, mon amie, qu'il y a assez de détermination dans cet élément éthéré pour qu'un seul de ses atomes déplace une montagne; et je crois réellement, je sais que nous pouvons étendre cet élément comme un fil d'un pays à un autre, comme un moyen par lequel nous finirons par savoir tout ce que nous désirons savoir et par réaliser tout ce que nous désirons ardemment. J'ai beaucoup à dire sur l'élément éthéré et aussi sur tous les autres éléments. Mais je dois rester muet sur ces derniers. Et je resterai muet jusqu'à ce que la brume se dissipe, que les portes du temps s'ouvrent à deux battants, et que l'ange du Seigneur me dise : « Parle, car le temps du silence est révolu; va de l'avant, car ton séjour dans les ombres de la confusion a été long. »


 Quand les portes du temps s'ouvriront-elle ? Le savez-vous ? Savez-vous quand les portes du temps s'ouvriront et se dissipera la brume ?


 Que Dieu vous garde et vous protège toujours.


 Gibran Khalil Gibran




 New York, 30 novembre 1919


 (Quelques mots griffonnés par Gibran, en marge d'une carte d'invitation.)


Que n'êtes-vous ici pour donner des ailes à ma voix et changer mes murmures en chants. Cependant je lirai, sachant que parmi les « étrangers » une « amie » invisible est à l'écoute, avec le sourire plein de douceur et de tendresse.




New York, 28 janvier 1920


 Ma chère Miss May,


 (...) Je ne regrette pas d'avoir écrit la lettre que vous qualifiez de « poèmes lyriques » et je n'aurai jamais de regret dans ce domaine. Je n'en regrette pas le moindre mot. Non, je n'aurai jamais aucun regret.


 Je ne me suis pas égaré et il n'y a aucune raison pour que je fasse pénitence. Comment regretterais-je quelque chose qui continue d'exister en moi maintenant, exactement comme avant ? Car je ne suis pas de ceux qui regrettent d'exprimer ce qu'ils ont en eux, ni de ceux qui rejettent à l'état de veille ce qu'ils ne peuvent affirmer dans leurs rêves, parce que mes rêves sont mon état de veille et que ma conscience éveillée est celle de mes rêves; et parce qu'il n'est pas dans ma façon de vivre d'être écartelé par le besoin de faire un pas en avant et deux pas en arrière.(...) Si je devais vous raconter l'histoire de ce poème, vous seriez irritée contre moi. Mais cette autre lettre, le dit « poème lyrique », est de moi et en moi. C'est moi tel que j'étais et tel que je le serai. La lettre en elle-même est comme elle était hier et comme elle le sera demain. (...)


 Permettez-moi de redire mon aversion pour le cynisme, qu'il soit affiché ou indirect, entre amis. Je n'aime pas les plaisanteries, qu'elles soient philosophiques ou non, entre ceux qui sont parvenus à une compréhension spirituelle. Et je n'aime pas l'imposture et le faux semblant dans tous les domaines, surtout les plus nobles. Les raisons de cette aversion résident dans les manifestations de cette civilisation mécanisée que je vois autour de moi à chaque instant, et dans l'influence de cette société qui se déplace sur des roues parce qu'elle n'a plus d'ailes. (...)


 Je crois que votre accusation de « cynisme effronté » à mon endroit est la conséquence de ce que j'ai écrit quelque part dans " Le fou ". (...) Cependant, si vous devez définir ce que je suis à travers ce que j'ai écrit, qu'est-ce qui vous empêche de m'identifier au jeune homme de la forêt dans " The Processions ", plutôt qu'au Fou ? Mon âme May, est beaucoup plus proche du jeune homme de la forêt et du chant de sa flûte qu'elle ne l'est du fou et de ses cris. (...) Chaque âme a ses saisons, May ; l'hiver de l'âme n'est pas comme son printemps, ni son été comme son automne. (...)



 "Gibran peint sa mère Kamilha"



 Quatre-vingt-dix pour cent de mon caractère vient de ma mère ( sauf que je ne peux me targuer d'avoir sa gentillesse et sa générosité ), et bien que j'éprouve quelques antipathies pour les moines, j'aime les religieuses et mon coeur les bénit. Mon amour pour elles vient peut-être de ces " rêves mystiques " qui enflammaient l'imagination de ma mère dans sa jeunesse. Je me rappelle ce qu'elle m'a dit un jour quand j'avais vingt ans;


 « Il aurait mieux valu pour moi et pour tout le monde que j'entre au couvent. »

 

« Si tu étais entrée au couvent, je ne serais pas venu au monde », dis-je.


 « Tu étais prédestiné, mon fils » répondit-elle.


 « Oui, mais je t'ai choisie pour mère longtemps avant de venir au monde » fis-je.


 « Si tu n'étais pas venu au monde, tu serais resté un ange dans le ciel.


 « Mais je suis toujours un ange ! » répliquai-je.


 Elle sourit et dit : « où sont tes ailes ? »


 Je pris ma main et la posai; sur mon épaule; « ici »


 « Elles sont brisées ! » dit-elle.


 Neuf mois après cette conversation, ma mère disparut au-delà de l'horizon bleu, mais l'écho de ses mots, « elles sont brisées » , est resté en moi, et c'est à partir d'eux que j'ai tissé la trame de l'histoire du ( livre ) " Les ailes brisées ".


 (...) À propos du monde arabe, il y a une question que j'aimerai vous poser : pourquoi ne montrez-vous pas aux poètes et aux écrivains d'Égypte de nouvelles voies à suivre ? Vous seule êtes à même de le faire, qu'est-ce donc qui vous arrête ? May, vous êtes une des filles de la nouvelle aube, pourquoi ne réveillez vous pas ceux qui sont endormis ? Une jeune fille douée est, était et sera toujours égale à mille hommes doués. (...)


 Vous avez exprimé votre regret de ne pouvoir assister au « banquet artistique », et votre regret m'étonne; à vrai dire, il me stupéfie. Ne vous souvient-il pas que nous étions ensemble à l'exposition ? Avez-vous oublié la façon dont nous passions d'un tableau à un autre ? Avez-vous oublié comment nous flânions autour du vaste hall, cherchant, critiquant et explorant ce qu'il y avait derrière les lignes et les couleurs de ces symboles, leurs sens et leurs desseins ? Avez-vous oublié tout cela ? Manifestement, l'élément éthéré en nous agit et se meut à notre insu. Il vogue à travers le ciel de l'autre côté du globe pendant que nous restons confinés dans une petite pièce, en train de lire les journaux du soir; il rend visite à des amis lointains, tandis que nous sommes assis en train de converser avec ceux qui sont prés de nous; il traverse de lointaines forêts enchantées et des champs invisibles à l'oeil humain, alors que nous servons le thé à une dame qui nous décrit en détail le mariage de sa fille.


 L'élément éthéré en nous est mystérieux, May, et une multitude de ses manifestations nous sont inconnues. Que nous arrivions ou non, à le reconnaître, il reste notre espoir et notre but; notre destinée et notre perfection; il est notre véritable Moi dans notre état divin. Je crois donc que si vous exerciez un peu votre mémoire, vous vous souviendriez de notre visite à l'exposition - alors pourquoi ne le faites-vous pas ?


 Ma lettre se fait bien longue, car lorsqu'on éprouve du plaisir à faire une chose on essaie de faire durer ce plaisir. Il n'était pas encore minuit lorsque j'ai engagé ce dialogue avec vous. Maintenant, l'aube approche, et je n'ai pas encore dit un mot de ce que je voulais dire quand j'ai commencé ma lettre. La réalité innée en nous, cette essence absolue, ce rêve déguisé en insomnie s'exprime dans le silence. (...)


 J'espère que le Nouvel An remplira votre main d'étoiles. Que Dieu vous protège, May, et qu'il vous garde.


 Votre ami dévoué , Gibran Khalil Gibran


 P.S

 Après avoir terminé cette lettre, j'ai ouvert ma fenêtre et j'ai découvert la ville revêtue de blanc, et la neige tombait en abondance. C'est un spectacle impressionnant, d'une pureté magnifique, immaculée, ramenant mes pensées vers le nord du Liban, aux jours de mon enfance quand je me plaisais à façonner des formes et des personnages, que le soleil levant faisait fondre. J'aime ces chutes de neige autant que j'aime les orages. Je vais sortir, je vais marcher dès cette minute dans la neige blanche. Mais je ne marcherai pas seul.


 "Un croquis de Gibran, qui deviendra le symbole de son Amour pour May"


 

 New York, 3 novembre 1920


Mon amie May,


 Mon récent silence n'est autre que le silence d'un homme perplexe et déconcerté; car je me suis souvent assis dans cette vallée entre ma perplexité et mon embarras avec le désir de vous parler et de vous faire quelques reproches -mais je n'ai rien trouvé à dire. Je ne trouvais rien à dire, May, parce que j'avais l'impression que vous n'attendiez aucune réponse, et parce que je croyais que vous souhaitiez rompre tous ces fils invisibles tissés par la main invisible qui relie la pensée à la pensée, l'âme à l'âme. (...)


 Que puis-je dire à présent que j'ai votre exquise lettre devant moi ? Cette lettre sublime a changé mon embarras en gêne. Je suis gêné de mon silence, de me sentir blessé; je suis gêné de cet orgueil en moi qui m'a fait mettre le doigt sur mes lèvres et rester silencieux. Hier encore, je vous jugeais « coupable », mais aujourd'hui, ayant vu votre gentillesse et votre générosité se déployer comme deux anges, je considère que c'est moi le coupable.


 Mais écoutez-moi, chère amie, et je vous dirai les raisons de mon silence et de mes sentiments blessés. - J'ai deux vies: l'une que je passe à travailler, à chercher, à rencontrer des gens, à m'entretenir avec eux, et à sonder les mystères cachés qui sont enfouis dans le coeur des hommes; l'autre que je passe en un lieu écarté, tranquille, imposant, enchanteur, illuminé dans le temps et dans l'espace. (...) Certains disent que je suis un « visionnaire », mais je ne sais pas ce qu'il entendent par là. Je sais cependant, que si je prétendais être vraiment « visionnaire » je mentirais à mon Moi. Et même s'il en était ainsi, mon Moi ne me croirait pas. (...) Il n'est rien de plus difficile dans la vie que de déclarer à son Moi: « tu as été vaincu ».


 Le désespoir May, c'est le point le plus bas de l'étiage du coeur. C'est un sentiment qui ne peut s'exprimer. C'est pourquoi j'avais pris l'habitude durant ces longs mois de m'asseoir en face de vous, et de contempler votre visage pendant un long moment sans dire un mot. C'est pourquoi je ne vous ai pas écrit quand j'aurais dû le faire. Et je murmurais : « Je n'ai plus de rôle à jouer. » Mais au coeur de chaque hiver palpite un printemps, et derrière le voile de chaque nuit sourit une aube; et mon désespoir s'est ainsi transformé en une forme d'espoir. (...)


 Dites-moi, May, sont-ils nombreux en ce monde à comprendre le langage de votre âme ? Je me demande combien de fois avez-vous rencontré quelqu'un qui vous comprenne dans votre silence, ou dans votre sérénité, ou qui vous accompagne dans le Saint des Saints de la vie, tandis que vous êtes assise en face de lui dans une maison bâtie parmi d'autres maisons ? (...)


 Vous me dites :« Vous êtes un artiste et un poète, et vous devriez être heureux d'être l'un et l'autre. » Mais je ne suis ni un artiste, ni un poète, May. J'ai passé mes jours et mes nuits à dessiner et à écrire, mais le « Je » ( qui est en moi ) n'est présent ni dans mes jours, ni dans mes nuits. Je ne suis que brume, May. Une brume qui enveloppe les choses mais ne les unit jamais. Je suis une brume qui ne se change pas en eau de pluie. Brume je suis, et brume est ma solitude et mon être solitaire et en cela réside ma faim et ma soif. Mon malheur est que cette brume est ma réalité, et qu'elle aspire à rencontrer une autre brume dans le ciel, afin de s'entendre dire: « Tu n'es pas seul, vous êtes deux, je sais qui tu es. »


 Dites-moi May, dites-moi mon amie, y a-t-il quelqu'un d'autre en ce monde qui serait en mesure ou désireux de me dire :« Je suis une autre brume, Ô brume, enveloppons les montagnes et les vallées, errons au milieu et au dessus des arbres, recouvrons les rochers escarpés, pénétrons ensemble dans le coeur et les pores de toute la création, allons jusqu'en ces lieux éloignés, inexpugnables et inconnus » ? Dites-moi, May, y a-t-il quelqu'un dans votre entourage qui serait à même ou désireux de me dire une seule de ces paroles ? (...)


 Maintenant je dois répondre à chacune des aimables questions que vous me posez. Je ne dois rien omettre. D'abord la question: « comment vais-je ? » Je n'y ai guère réfléchi dernièrement. Je crois cependant que je vais bien, malgré ce qui perturbe ma vie quotidienne sous la forme de spirales et de roues obsédantes. « Qu'est-ce que j'écris ? » J'écris une ligne ou deux entre la tombée de la nuit et le jour. Je dis cela parce que je passe la journée à travailler à mes grandes peintures à l'huile, que je dois finir avant l'hiver. (...) « Est-ce que je travaille beaucoup ? » Je travaille tout le temps, je travaille même quand je dors. Dans mon travail je suis solide comme un roc, mais mon véritable travail n'est ni la peinture, ni l'écriture.


 Tout au fond de moi, May, il y a une autre intelligence active qui n'a rien à voir avec les mots, les lignes ou les couleurs. Le travail pour lequel je suis né n'a rien à voir avec le pinceau et la plume. (...)


 J'ai répondu à toutes vos questions et n'en ai négligé aucune. Et arrivé à ce point de ma lettre, je m'aperçois que je n'ai pas dit un mot de ce que je voulais dire quand je l'ai commencée. La brume en moi ne s'est transformée en pluie, et le silence, ce silence ailé et frémissant, ne s'est pas changé en paroles. Ne voulez-vous pas recueillir cette brume dans vos mains ? Ne voulez-vous pas fermer les yeux et et écouter le langage du silence ? Ne voulez-vous pas traverser de nouveau cette vallée, où la solitude plane comme un oiseau, se déplace comme un mouton, court comme une rivière et se tient droite comme un chêne ? Ne voulez-vous pas emprunter ce chemin une fois encore, May ?


 Que Dieu vous protège et vous garde.


 Gibran


"Bcharré selon Gibran"


 Boston, 11 janvier 1921


 May,


 Nous avons atteint le sommet d'une montagne et au-dessous de nous s'étendent plaines, et forêts et vallées; aussi asseyons-nous un moment et devisons. Nous ne pouvons pas demeurer ici très longtemps, car j'aperçois dans le lointain une autre cime plus élevée que nous devons atteindre avant le coucher du soleil; mais nous ne quitterons pas ce lieu tant que vous ne serez pas heureuse, ni ne ferons un autre pas avant que vous n'ayez trouvé la paix de l'esprit.


 Nous avons surmonté un formidable obstacle, non sans une certaine confusion, et j'avoue avoir été persévérant et obstiné à l'extrême; mais ma ténacité n'était que le résultat prévisible de quelque chose de plus fort que ce qu'on appelle la volonté. (...) Si j'avais été au Caire et que je vous aie dit tout cela de vive voix, simplement, d'un ton détaché et en dehors de tout but intéressé, aucun malentendu n'aurait surgi entre nous. Mais je n'étais pas au Caire à ce moment-là, et il n'existait aucun autre moyen de communiquer avec vous que le courrier.


 (...) Je le répète, si j'avais été au Caire, nous aurions pu réfléchir sur le sens de nos expériences personnelles, comme nous l'aurions fait à propos de la mer, des étoiles ou d'un pommier en fleur. Car nos expériences aussi étranges ou uniques qu'elles soient, ne le sont pas plus que la mer, les étoiles et le pommier en fleur. N'est-il pas singulier que nous acceptions les miracles de la terre et de l'univers, mais qu'en même temps nous soyons enclins à ne pas croire aux miracles forgés dans notre âme.


 Je pensais, May, et je pense toujours, que certaines de nos expériences ne peuvent se produire si elles ne sont pas partagées en même temps par deux personnes. (...)


 Je suis très loin de la « vallée », May. Je suis arrivé dans cette ville de Boston il y a dix jours pour peindre, et si l'on ne m'avait fait parvenir un paquet contenant du courrier envoyé à mon adresse de New York, j'aurai vécu dix jours de plus sans votre lettre. Celle-ci a dénoué un millier de noeuds dans la corde de ma vie et transformé le désert de l'« attente » en jardins et en vergers - car l' « attente » est une gravure indélibile du temps May, et je suis continuellement dans l'attente. Il me semble parfois passer ma vie dans l'attente de ce qui n'est pas encore - tout comme les aveugles et les infirmes qui attendaient près de la piscine de Bethesda à Jérusalem : « car l'ange du Seigneur descendait par intervalles dans la piscine : l'eau s'agitait et le premier qui y entrait, après que l'eau eut bouillonné, se trouvait guéri quelque fut son mal. » Cependant, maintenant que mon ange à moi a troublé l'eau du bassin, et que j'ai trouvé quelqu'un pour me porter dans ces eaux, je marche en ce lieu enchanté inspirant une crainte sacrée, les yeux plein de lumière et les pieds raffermis par la détermination.


 Je marche à côté d'une ombre plus belle et plus lumineuse que la réalité de tous les hommes. Je marche en tenant dans ma main une main douce mais forte possédant sa volonté propre, une main dont les doigts sont délicats et cependant capables de lever des poids et de briser de lourdes chaînes. Et de temps à autre, je tourne la tête pour contempler deux yeux brillants et des lèvres esquissant un sourire dont la douceur est comme une blessure.


 Je vous ai dit un jour que ma vie était partagée en deux, et que je passais une partie à travailler et à être avec les gens, et l'autre dans la brume. Mais cela c'était hier, car maintenant ma vie s'est unifiée et je travaille dans la brume, j'y rencontre des gens, de même que je dors, je rêve et me réveille dans la brume. C'est vraiment une extase au sein d'un battement d'ailes, car dans cet état extatique, la solitude n'est pas la solitude, et il y a plus de douceur dans le poignant de l'inconnu que dans tout ce que j'ai connu jusqu'ici.


 C'est une transe divine May, - une transe qui rapproche de ce qui est hors d'atteinte, dévoile ce qui est caché et illumine toutes choses. j'ai compris que la vie sans cette transe spirituelle n'est que la balle sans le blé, et j'affirme que tout ce que nous disons, faisons ou pensons est sans valeur, comparé à une minute passée dans cette brume.


 May, vous êtes une grande et puissante nation de conquérants, et vous êtes en même temps une petite fille de sept ans, riant dans les rayons du soleil, chassant les papillons, cueillant les boutons de rose et bondissant au-dessus des ruisseaux. Rien dans la vie ne m'est plus doux que de poursuivre cette charmante petite fille, de la rattraper et de la ramener à la maison à califourchon sur mon dos pour lui raconter des histoires extraordinaires et pleine de merveilles - jusqu'à ce que, le sommeil alourdissant ses paupières, elle s'endorme comme un ange des cieux.


Gibran


" Orion "


 New York, 6 avril 1921


 ... Est-il bien judicieux pour une femme dans sa perfection, de voiler et de dissimuler son coeur et elle-même aux regards et à la vue d'autrui? - Dieu vous a envoyé à nous en tant qu'esprit et âme. Nous avons un besoin extrême de la lumière de votre visage et du feu de votre esprit, pourquoi ne nous les donnez-vous pas simultanément ?


 Et maintenant que nous avons mis fin à ce combat sanglant, père, mère, frère, compagnon et votre ami- associés aux autres membres de la famille - vous demandent unanimement de mettre votre coeur et votre âme en prose et en poésie sous forme de vers de "Muwashah", et de vous tenir devant l'autel, telle la prêtresse, ne serait-ce qu'une seule fois tous les deux mois, et d'évoquer le monde enchanteur qui s'étend au-delà des mondes de la pensée, de la science, de la recherche et de la logique.


Je vous annonce une nouveauté : Je me suis procuré un télescope de première qualité, et je passe une heure ou deux chaque soir à contempler l'infini, proche de tout ce qui est lointain, et dans la crainte révérencieuse du Grand Tout. Il est maintenant minuit, et Orion a atteint sa position dans la sphère céleste. Et savez-vous Mary, que la nébuleuse près de l'orbite d'Orion est la plus belle et offre le plus impressionnant des spectacles de l'Univers ? - Profitons-en, ma compagne, pour monter sur le toit et contempler le ciel nocturne, la beauté de l'émerveillement, de la compassion et de la connaissance dans les yeux des anges.


 (...) - Cette lettre est courte - très courte - mais c'est la première que j'écris depuis cinq semaines. - Sauriez-vous lire entre les lignes, ce qui n'est pas écrit ? Je vous écrirai de nouveau à mon réveil. Le printemps me prendra par la main et me tirera de mes vêtements de nuit pour m'emmener dans les verts pâturages où la vie donne à ses enfants un coeur nouveau, et change les murmures et leurs souffles en chants et en hosannas.


 S'il vous-plaît, May, mon amie, ne soyez pas fâchée contre moi - je vous en prie, ne le soyez pas. Bénissez-moi un peu, car je vous bénis toujours.


 Gibran




 New York, samedi soir, 21 mai 1921


 May, mon amie,


 « Avec beaucoup d'affection-oui, avec beaucoup d'affection » ces mots simples traduisent une vérité dont j'ai pris conscience récemment, et qui ouvre dans mon esprit des portes et des fenêtres nouvelles. Lorsque je me rendis compte de ce qui arrivait, je me trouvai confronté à des visions comme jamais je n'aurais cru qu'il en existait en ce monde.


 « Avec beaucoup d'affection - oui, avec beaucoup d'affection - ces deux mots « beaucoup » et « affection » m'ont appris à prier dans la joie, à languir dans la paix et à me résigner sans humiliation. J'ai été amené à comprendre que l'homme solitaire est capable de remplir sa solitude avec la lumière de ce mot « beaucoup », et de dissiper sa fatigue avec la douceur de « l'affection ». J'ai pris conscience que l'homme solitaire qui est étranger, est capable de devenir un père, un frère, un compagnon, un ami - et, surtout, de rester un enfant à même d'apprécier la vie. Ces deux mots « beaucoup d'affection » - sont des ailes qui protègent et des mains qui bénissent. (...)



 Où est cette longue lettre écrite au crayon sur un papier quadrillé sous forme de mots croisés, et composée dans un magnifique jardin dominant une longue file de bateaux  ? Où est ma lettre, May ? Pourquoi ne me l'avez-vous pas envoyée ? Je suis impatient de la recevoir, et je la veux toute entière, qu'il n'y manque pas un mot. Savez-vous combien je désire recevoir cette lettre dont j'ai un bref aperçu un fragment divin qui arriva pour annoncer l'aube d'un nouveau jour ? Savez-vous que si je n'avais pas craint d'employer l'expression « avec folie », je vous aurais télégraphié la nuit dernière pour vous implorer de me la poster ?


 Décelez-vous en moi quelque bonté, May ? Et éprouvez-vous un besoin de bonté ? À vos paroles tout enrobées de gentillesse, que voulez-vous que je réponde ? S'il y a en mon être la moindre chose dont vous ayez besoin, mon amie, elle est à vous sans réserve. La bonté n'est pas une vertu en soi; son contraire est l'ignorance. L'ignorance peut-elle exister auprès d'une « grande affection ? » Si la bonté consiste à aimer ce qui est beau, à ressentir une émotion sacrée devant ce qui est noble, et à soupirer après ce qui qui est hors d'atteinte et invisible - Si c'est cela la bonté, je suis de ceux qui la possède. Mais si elle réside en d'autres choses, alors je ne sais ni qui je suis, ni ce que je suis. Selon moi, May, la femme parfaite doit exiger que la bonté soit présente dans l'âme d'un homme, même s'il l'ignore.


Que j'aimerais être en Égypte en ce moment. Comme il ferait bon être dans mon propre pays, auprès de ceux que j'aime. (...)


 May, vous êtes le plus grand des trésors de la vie - vous êtes même plus que cela - vous êtes vous. Et je remercie Dieu que vous apparteniez à la nation à laquelle moi-même j'appartiens, et que vous viviez à la même époque que moi. Quand parfois je vous imagine vivant au siècle dernier ou dans le siècle à venir, je lève la main et balaie l'air comme quelqu'un qui dissipe un nuage de fumée devant son visage.


Dites-moi, May, que ferez-vous cet été ? Irez-vous à Ramleh, à Alexandrie, ou au Liban ? Oh, quand reviendrais-je au Liban ? Pourriez-vous me dire quand je parviendrai à me libérer de ce pays et des chaînes dorées que mes désirs ont rivées autour de mon cou ? (...)


 Il est minuit, et jusqu'à présent je n'ai pas mis sur le papier le mot que mes lèvres prononcent parfois dans un murmure et parfois à voix haute. Je place le mot que je désire prononcer au coeur même du silence, car celui-ci protège tout ce que nous disons avec ferveur et avec foi. Et le silence, May, emporte nos prières où nous le souhaitons, ou bien nous élève jusqu'à Dieu.


Je vais me coucher maintenant, et je dormirai longtemps cette nuit. Je vous dirai en rêve ce que je n'ai pas exprimé sur le papier.


 Bonsoir, May. Que Dieu vous protège.


Gibran

"Douleur morale Par Gibran"


New York, lundi 30 mai 1921


May, Mary, mon amie,


Je viens de me réveiller après un rêve étrange. Dans ce rêve, je vous entendais me parler, mais sur un ton sévère et cinglant. Toutefois, ce qui me perturba dans le rêve - et qui continue à m'inquiéter - c'est que j'ai aperçu une petite blessure à votre front, d'où le sang coulait. Rien dans notre vie n'est plus digne d'intérêt que nos rêves, et je suis un homme qui rêve beaucoup. Mais j'oublie mes rêves quand ils ne se rapportent pas aux êtres que j'aime. Je ne me souviens pas avoir fait un rêve d'une telle clarté. C'est pourquoi je me sens troublé, perturbé et inquiet ce matin. Que signifie le ton austère et cinglant de vos paroles ? Que signifie la blessure à votre front ? Et quelqu'un serait-il à même de me dire ce que cache ma mélancolie et ma tristesse ?


 Je passerai ma journée à prier dans mon coeur. Je prierai pour vous dans le silence de mon coeur, et je prierai pour tous les deux.


Que Dieu vous bénisse et vous protège.


 Gibran




 New York, 9 mai 1922


Mon inestimable amie


 Vous me demandez, madame, si je suis solitaire intellectuellement, dans mon coeur ou dans mon âme. Que puis-je vous répondre ? Il me semble que ma solitude n'est ni plus grande ni plus profonde que celle d'autrui. Chacun de nous est solitaire et réduit à soi-même. Chacun de nous est une énigme. Chacun de nous se dissimule sous mille voiles, et quelle différence y a-t-il entre une personne solitaire et une autre, excepté que l'une exprime sa solitude et l'autre la garde secrète ? On peut trouver dans la parole quelque réconfort et dans le silence quelque vertu.


 Je ne sais pas, madame, si ma solitude avec sa tristesse n'est qu'une manifestation des « caprices de ma persona », ou une preuve que l'être que je nomme « je » est dépourvu de personnalité. Non, je ne sais pas. Toutefois , si la solitude est un signe de faiblesse, alors je suis certainement le plus faible des hommes.


 En ce qui concerne mon article intitulé « Mon Moi est chargé de ses propres fruits », ce n'était pas « le soupir du poète dans un moment de douleurs passagères » ; c'était « un écho du vieux sentiment commun et bien ancré que beaucoup ont ressenti et ressentent ». Et vous, chère madame, vous savez que c'est parfois une qualité non exempte de fierté ou de vanité, mais néanmoins naturelle. (...) La plupart des gens , dont je fais partie, aiment la fumée et les cendres, mais ils craignent le feu, parce qu'il éblouit et brûle les doigts. La plupart, dont je fais aussi partie, ne sont engagés dans leurs rapports avec autrui que de manière superficielle; ils ignorent l'essence, parce qu'elle ne parvient jamais jusqu'à leurs facultés de perception. Il n'est pas facile pour un homme d'ouvrir son coeur et de révéler aux autres ce qui s'y cache. C'est cela, madame, la solitude et la tristesse.


 C'est à dessein que je me suis exprimé incorrectement lorsque je vous ai dit vers la fin de l'été dernier : « Pendant six semaines, j'ai essayé de vous écrire. » J'aurais dû dire :« Pendant six semaines, j'ai engagé des gens pour s'occuper de mon courrier, parce que des douleurs nerveuses dans ma main droite m'empêchaient d'écrire. » Mais il ne m'était jamais venu à l'esprit que le mot « essayer » deviendrait un scalpel dans la main de mon amie. Je m'étais bercé d'illusions en pensant que l'âme avait des ailes et qu'elle ne pourrait jamais être emprisonnée dans la cage des mots, et que la brume ne pourrait jamais se changer en pierres. Je faisais rêve sur rêve et trouvais un réconfort dans mes rêveries. Mais lorsque l'aube arrivait, je me réveillais et me trouvais assis sur un tas de cendres, une baguette brisée à la main et une couronne d'épine sur la tête... Qu'importe, la faute m'en incombe. C'est à moi d'en supporter la responsabilité, May. (...)


J'espère que votre souhait de visiter l'Europe se réalisera. Vous y découvrirez tant de choses qui vous séduiront et vous raviront dans le domaine des arts et des techniques, particulièrement en Italie et en France. (...)


J'avais envisagé de revenir au Proche-Orient en automne, mais après réflexion, j'ai compris qu'il était beaucoup facile d'être un étranger parmi des gens étranges, qu'un étranger parmi les siens. Je ne suis pas homme à choisir la facilité; la folie et le désespoir ont aussi leurs règles auxquelles il faut se conformer.


 Veuillez agréer mes salutations ainsi que mes voeux les plus sincères, et que Dieu vous protège.


votre tout dévoué, Gibran Khalil Gibran




New York, 5 octobre 1923


 Non, May, il n'y a aucune tension dans nos rencontres lorsque la brume nous enveloppe, mais seulement dans celles où nous conversons. Lorsque je vous rencontre dans cette terre lointaine et tranquille, je découvre toujours une douce et généreuse jeune fille consciente et avertie de toutes choses, qui observe la vie au travers de la lumière divine et qui répand sur cette même vie la lumière de son esprit. Mais chaque fois que nous nous rencontrons dans le noir de l'encre et la blancheur du papier, je vois en vous et en moi-même les adversaires les plus belliqueux engagés dans un duel d'intelligence consistant seulement en raisonnements à courte vue qui débouchent sur des résultats limités.


 May, que Dieu vous pardonne d'avoir volé le repos de mon coeur, et n'eût été ma fermeté et mon obstination, vous m'auriez dépossédé de ma foi. Il est étrange de constater que les êtres les plus proches sont aussi les plus aptes à semer la confusion et le trouble dans votre vie. (...)


 « Vous vivez en moi et moi en vous, vous le savez aussi bien que moi.» (...)


 Nous devons nous mettre d'accord. Mais cela ne sera possible que si chacun de nous est entièrement convaincu de la franchise de l'autre. Je vous le dis, Mary, je vous le dis en prenant à témoin le ciel, la terre et tout ce qui les sépare, je ne suis pas de ceux qui écrivent des « poèmes lyriques » simplement pour les envoyer en guise d'épîtres privés d'Occident en Orient. Pas plus que je ne suis de ceux qui le matin parlent comme s'ils étaient « chargés de fruits », et qui le soir ont oublié et le fruit et son poids. Je ne suis pas de ceux qui touchent à ce qui est sacré sans d'abord se purifier les doigts par le feu. Pas plus que je ne suis de ceux qui sont conscients du vide de leurs jours et de leurs nuits, les remplissent de galanteries. (...)


Car comme notre prochain May, j'aime Dieu, la vie et l'humanité ; et jusqu'à ce jour encore, le destin n'a exigé de moi aucune action dont notre prochain dût avoir honte si on la lui demandait. (...) J'aimerais tant que vous sachiez combien je suis las de cette confusion inutile; si seulement vous saviez combien j'aspire à la simplicité. Combien j'ai soif d'absolu, de la blancheur de l'absolu, l'absolu dans la tempête, l'absolu sur la croix, l'absolu qui crie mais ne cache pas ses larmes et l'absolu qui rit et n'est nullement gêné par son rire - si seulement vous saviez !


« Qu'aimerais-je faire ce soir ? »


 Ce n'est plus le soir : il est deux heures du matin, où voulez-vous que nous allions à cette heure tardive ? Il est préférable que nous restions ici, dans le silence. Ici nous pouvons exprimer notre désir éperdu, jusqu'à ce qu'il nous emmène plus prés du coeur de Dieu. Ici nous pouvons aimer l'humanité jusqu'à ce qu'elle nous ouvre le coeur. Le sommeil a baisé vos yeux. Ne me dites pas le contraire, je l'ai vu le faire, je l'ai vu les embrasser, comme ceci ! Reposez donc votre tête ici, sur cette épaule et endormez-vous; dormez ma douce, dormez, car vous êtes chez vous, dans votre patrie.


Quant à moi, je resterai éveillé; je veillerai, seul, je dois veiller jusqu'au matin. Je suis né pour veiller jusqu'au matin. Que Dieu vous garde, qu'il bénisse ma veille, et qu'il vous protège à jamais.


Gibran




"L'Amour est un mot de lumière, écrit par une main de lumière, sur une page de lumière"

                                                                                                                              

                                                                                                                                                                             Khalil Gibran



"Un texte, au dos d'une carte postale représentant une sculpture de Michel-Ange" 


Boston, 3 novembre 1923


Voyez, Mary, le génie de Michel-Ange. Cet homme, qui a créé dans le marbre une quantité de géants puissants, peut se montrer d'une tendresse et d'une douceur extrêmes. La vie de Michel-Ange est une belle illustration de ce que la vraie puissance est fille de la douceur, et la souplesse le fruit de la véritable détermination.


Bonne nuit au jolie visage.


Gibran



New York, 1er -3 décembre 1923


Comme votre lettre est douce à mon coeur May, comme elle est douce. Je suis allé à la campagne il y a cinq jours et j'ai passé ce laps de temps à faire mes adieux à l'automne que j'aime tant, (...) ...Mais à mon retour, j'ai trouvé votre lettre sur une pile d'autres missives, et savez-vous que le reste de mon courrier n'existe plus lorsque je reçois une lettre de ma douce aimée. (...)


À cette heure vous êtes près de moi ; nous sommes ensemble, May. Vous êtes réellement ici et je vous parle, mais avec des mots bien plus beaux que ceux-ci. Je parle à votre grand coeur dans un langage plus noble que celui-ci, et je sais que vous m'entendez, je sais que nous nous comprenons avec une parfaite lucidité, je sais qu'en cette nuit nous sommes plus près du trône de Dieu qu'à aucun autre moment dans le passé. Je loue et remercie Dieu ; car l'exilé a retrouvé sa patrie et le voyageur le foyer de ses pères et mères.


 En cet instant précis il me vient une pensée admirable, une pensée tout à fait admirable. Écoutez, mon doux coeur : s'il nous arrivait un jour de nous quereller ( je veux dire, si la querelle était inévitable ), nous ne devons pas aller chacun de notre côté, comme nous le faisions dans le passé après une « dispute ». Nous devons rester, en dépit de notre désaccord, sous le même toit jusqu'à ce que nous soyons las de nous quereller et prêts à en rire ; sinon, jusqu'à ce que la querelle se lasse de nous et se retire avec un bref salut.


 Que pensez-vous de cette idée ?


(...) De tous les êtres vous êtes le plus proche de mon âme et de mon coeur, et jamais nos âmes et nos coeurs n'ont eu de différents. Seules nos pensées s'affrontent, or la pensée est acquise, elle est déterminée par notre environnement, par ce que nous voyons, par ce que chaque jour nous apporte ; mais l'âme et le coeur fusionnèrent en nous en une essence sublime bien avant nos pensées. (...)


 J'aime ma douce, mais je ne peux dire avec mon esprit pourquoi je l'aime. Je ne veux pas le savoir dans mon esprit, il me suffit de l'aimer. Il suffit que je l'aime dans mon âme et dans mon coeur. Il me suffit de reposer ma tête sur son épaule quand je suis triste, abandonné et solitaire, ou quand je suis heureux, plein d'enthousiasme et d'exultation. Il me suffit de marcher à ses côtés vers le sommet de la montagne et de lui dire de temps à autre : « Tu es ma compagne, tu es ma compagne. »


 La nuit est bien avancée, et nous n'avons dit qu'une infime partie de ce que nous voulions dire. Peut-être est-il préférable de parler en silence jusqu'au matin. Et au matin, ma tendre aimée se tiendra à mes côtés devant mes nombreux travaux. Ensuite, quand la journée et ses problèmes seront terminés, nous retournerons nous asseoir près du feu pour converser.


 Et maintenant posez votre front plus près, comme ceci - et que Dieu vous bénisse et vous protège.


Gibran


"Gibran peint le Mariage"


New York, 2 décembre 1923 (dimanche soir 22 h)


 Notre journée fut particulièrement mouvementée. Depuis neuf heures du matin nous n'avons cessé de prendre congé de visiteurs que pour en accueillir aussitôt de nouveaux. Mais durant ce temps je lançais à chaque instant des regards à ma compagne et je lui disais : je remercie et loue le seigneur, car nous nous sommes rencontrés une fois encore dans notre verger, et nous avons chacun dans notre poche un pain à la place d'un livre ou d'un carnet de croquis.


 Je remercie Dieu et le loue, car nous sommes revenus une fois encore rassembler notre troupeau dans la vallée sereine après une période où nous avons enseigné. Je remercie et loue Dieu parce que la douce Miriam m'entend en silence et comprend ma ferveur comme je comprends sa compassion. J'ai loué Dieu et remercié ce jour et sa durée, car pendant toute cette journée, May m'a parlé avec ma langue, elle m'a donné sa main, de sorte que c'est sa main que j'ai tendue aux autres. Pendant tout ce temps, j'ai regardé avec ses yeux, percevant de la bonté dans chaque visage, et entendu avec ses oreilles, discernant de la douceur dans chaque voix.


 Vous me demandez des nouvelles de ma santé, et quand vous le faites, tout mon être se transforme en une mère pleine de compassion. Je me porte comme un charme. L'indisposition que j'avais évoqué auparavant m'a quitté et me revoilà solide et avec un bon moral, malgré les cheveux gris qu'elle a semés sur mes tempes ! (...)


 Demain, nous reprendrons notre discussion. Mais maintenant montons sur le toit pour admirer un moment le ciel étoilé. Dites-moi, ma douce aimée, la nuit est-elle plus profonde et plus magnifique que le coeur de l'homme ? Les galaxies sont-elles plus impressionnantes et plus belles que ce qui anime le coeur de l'homme ? Y a-t il dans la nuit et les étoiles quelque chose de plus sacré que cette flamme blanche qui vacille dans la main de Dieu ?

 (non signé)


 New York, 31 décembre 1923


Une enveloppe, dont le cachet de la poste porte la date du 31-12-23 contenait une carte postale du Mont Lafayette (New Hampschire) avec le texte suivant :


 L'été dernier, cette vallée m'a rappelé les vallées du nord du Liban.


 Non, non ! je n'ai jamais connu de vie plus plaisante que celle passée dans la vallée. J'adore les vallées en hiver, Mary, lorsque nous nous asseyons près du feu, avec l'odeur du bois de cyprès qui brûle, se répandant dans la maison, et la neige tombant au dehors, tandis que le vent souffle, que des pendeloques de cristal ornent le linteau des fenêtres, et que le chant lointain de la rivière se mêle à la voix de la tempête.


 Mais si ma douce aimée n'était auprès de moi, il n'y aurait ni vallée, ni neige, ni odeur de cyprès, ni pendeloques de cristal, ni chant de la rivière, ni tempête impressionnante... Que toutes ces choses disparaissent, si ma tendre aimée devait être loin d'elles et de moi. Et bonne nuit à ce joli visage bien aimé.


 Gibran


Bibliothèque de Boston  en 1904


 Boston, 17 janvier 1924


 Une enveloppe, dont le cachet de la poste porte la date du 17-1-24, contenait trois reproductions de Puvis de Chavannes avec le texte suivant:


 Au matin de ma vie, je disais que De Chavannes était le plus grand peintre français après Delacroix et Carrière, mais aujourd'hui que je suis dans mon âge mûr, je dirais que De Chavannes est sans conteste le plus grand peintre du XIXe siècle, car de tous ces peintres, il avait le coeur le plus simple, la pensée et la forme d'expression les plus dépouillées et les intentions les plus pures. J'irais même jusqu'à dire qu'il est en peinture ce que Spinosa est en philosophie.


 Quand j'étais très jeune, je fréquentais la bibliothèque municipale ( de Boston ) et restais émerveillé devant ces peintures. Aujourd'hui, me voici de nouveau à Boston et je me suis rendu à la bibliothèque ; je me suis arrêté devant ces mêmes tableaux avec ma bien-aimée à mes côtés, et j'ai découvert une beauté que je n'avais jamais vue au cours des années passées. Mais si ma Miriam n'avait été présente, je n'aurais rien vu, car l'oeil sans sa lumière n'est rien de plus qu'un trou dans le visage.


Voulez-vous rapprocher votre front si doux ? Comme ceci - oui, comme ceci. Que Dieu répande sa lumière sur ce doux front - Amen.


Gibran


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 Du Caire, une lettre de May à Gibran, datée du 15 janvier 1924


 « Mes épanchements auprès de vous - que signifient-ils ? Je ne sais pas vraiment ce que je veux dire par tout cela.


 Mais je sais que vous êtes mon bien-aimé et que je vénère l'Amour. Je dis cela en sachant parfaitement que le plus petit Amour est grand. La pauvreté et les épreuves qui vont de paire avec l'Amour sont de loin préférables à la richesse sans lui.


 Comment se fait-il que j'ose avouer ces pensées ? En faisant cela, je les perds... néanmoins, j'ose le faire. Dieu merci, j'écris tout cela au lieu de le dire, parce que si vous étiez maintenant ici, présent en chair et en os, je me rétracterais et vous fuirais pour longtemps, et ne vous permettrais de me revoir qu'après que vous ayez oublié mes paroles.


 « Je me reproche même de vous écrire, car en écrivant je trouve que je prends beaucoup trop de libertés ... et je me rappelle les paroles des sages de l'Orient : « Il vaut mieux qu'une jeune femme ne sache ni lire ni écrire. » A ce point de mes réflexions se profile devant moi Thomas l'incrédule. L'hérédité a-t-elle quelque chose à voir avec ceci, ou s'agit-t-il de quelque chose de plus profond ? Qu'en est-il ? Je vous en prie, dites-moi ce que c'est. Dites-moi si j'ai raison ou tort, car j'ai confiance en vous, et par tempérament je crois tout ce que vous me dites ! Que j'aie tort ou raison, mon coeur vous est acquis, et il vaut mieux qu'il reste auprès de vous en gage de protection et de tendresse pour vous garder et vous chérir. »


« Le soleil a sombré sous l'horizon lointain, et entre les nuages, merveilleux de forme et d'aspect, est apparu un astre unique et brillant, Vénus, la déesse de l'Amour. Je me demande si cet astre est habité par des gens comme nous, qui aiment et sont remplis d'un désir éperdu.


 Se peut-il que Vénus ne soit pas comme moi et n'ait pas son Gibran - une lointaine et belle présence, qui est en réalité très proche - et se peut-il qu'elle ne soit pas en train de lui écrire en cet instant même, alors que le crépuscule vacille au bord de l'horizon, sachant que l'obscurité succédera au crépuscule, et que la lumière succédera à l'obscurité; que la nuit succédera au jour et que le jour succédera à la nuit, et que cela continuera maintes et maintes fois avant qu'elle ne voie son bien-aimé ?


 Toute la solitude du crépuscule se glisse ainsi en elle, et toute la solitude de la nuit. Elle jette alors sa plume, et elle se protège de l'obscurité derrière le bouclier d'un seul nom : Gibran. »


 

New York,26 février 1924


Nous avons eu aujourd'hui une terrible tempête de neige. Mary, vous savez combien j'aime toutes les tempêtes et en particulier les tempêtes de neige. J'aime la neige et sa blancheur, j'aime la voir tomber dans un profond silence, au fond des vallées inconnues et lointaines où les flocons scintillent à la lumière du soleil, brasillant un instant avant de fondre et de couler doucement en murmurant leur chant.


 J'aime la neige et le feu ; tous les deux procèdent de la même source, mais mon amour pour eux n'a jamais été qu'une prédisposition pour un Amour plus grand, plus vaste et plus sublime. (...)


 Je suis heureux que vous m'ayez dit que ma barbe ne m'appartient pas réellement. Vous me faites immensément plaisir, et je crois que le renoncement à ma barbe est l'un de ces évènements d'importance internationale. Cette barbe a occupé une grande partie de mes pensées et m'a causé des épreuves bien inutiles. Mais maintenant que la responsabilité de ma barbe ne m'appartient plus, je lui épargnerai le contact de ma main et le fil de mon rasoir. Laissons-en la responsabilité à ceux qui la revendiquent. Que Dieu bénisse ceux qui en réclament la propriété. Ainsi, votre perspicacité m'évite de me compliquer la vie avec l'aspect pratique de la taille en question...


 Voyez, mon doux coeur, comment la plaisanterie nous a amené à ce qu'il y a de plus sacré dans la vie. Le mot ( arabe ) rafiqah ( « compagne » ) a fait battre mon coeur, aussi me suis-je levé pour arpenter la pièce comme si j'étais à la recherche de ma « compagne ». Quel étrange effet certains mots ont parfois sur nous - et comme le son de ces mots ressemble au carillon des cloches d'églises au crépuscule. C'est la transmutation du Moi intérieur invisible, qui ( passe ) de la simple expression verbale au silence, de la simple action à la vénération.


 Vous me dites que vous avez peur de l'Amour ; pourquoi ma douce ? Craignez-vous la lumière du soleil ? Craignez-vous le flux et le reflux de la mer ? Craignez-vous le jour naissant ? Craignez-vous le retour du printemps ? Je me demande pourquoi vous avez peur de l'Amour.


Je sais que l'Amour d'une âme basse ne peut vous satisfaire, et je sais qu'il en va de même pour moi. Vous et moi ne saurions nous satisfaire d'une âme mesquine. Nous sommes exigeants. Nous voulons tout avoir. Nous recherchons la perfection. Je dis, May, que dans cette aspiration qui est la nôtre réside notre accomplissement ; car si notre volonté n'était qu'une ombre parmi les ombres multiples de Dieu, nous atteindrions sans aucun doute l'un des nombreux rayons de la lumière divine.


 Ô Mary, ne craignez pas l'Amour ; ne le craignez pas, amie de mon coeur. Nous devons nous soumettre à lui malgré tout ce qu'il peut nous apporter de souffrance, de désolation, de désir éperdu, et aussi de perplexité et de confusion.


Écoutez-moi, Mary : aujourd'hui je suis dans une prison de désirs, qui sont nés lorsque je suis venu au monde. Et je suis enchaîné par une vieille idée, vieille comme les saisons de l'année. Aussi pouvez-vous vous montrer indulgente pour moi un moment, dans ma prison, afin que nous puissions finalement émerger dans la lumière du soleil ? Acceptez-vous de me soutenir jusqu'à ce que mes chaînes soient brisées et que nous puissions marcher librement et sans entraves vers le sommet de notre montagne ?


 Et maintenant venez plus près de moi, approchez votre front charmant de moi - comme ceci, et que Dieu vous bénisse et vous protège, compagne bien-aimée de mon coeur.


Gibran


"Le silence d'après Gibran"


 New York, 2 novembre 1924


Mary, vous connaissez la raison de votre silence, mais moi pas. Il est vraiment injuste que cet état d'incompréhension soit la source de la confusion qui obsède mes jours et mes nuits. Les actes et les paroles sont à la mesure des intentions et des raisons qui les sous-tendent, et mon intention était dans la main de Dieu. Dites-moi, ma tendre aimée, qu'est-il advenu de vous l'année passée ? Dites-le moi, et que Dieu vous récompense de ma part.


 Que Dieu vous protège et remplisse votre coeur de Sa lumière.


Gibran




New York,9 décembre 1924


 Comme elle est charmante ma bien aimée qui pense à moi chaque jour dans ses prières ! Comme elle est charmante, et comme son coeur est grand et belle son âme ! Mais comme il est étrange le silence de ma bien-aimée, comme il est étrange ! Ce silence est aussi long que l'éternité, aussi profond que les rêves des Dieux. C'est un silence qui ne peut être traduit dans une langue humaine. Ne vous souvenez-vous pas que lorsque ce fût votre tour de m'écrire vous ne le fîtes pas ? Avez-vous oublié que nous étions convenus de faire régner ( entre nous ) la concorde et la paix avant que la nuit ne recouvre la terre ?


 Vous vous informez de ma santé, de mes pensées et de tout ce qui me concerne. Pour ce qui est de mon état, je suis exactement comme vous Mary. Quant à mes pensées, elles sont toujours enveloppées de brume, comme elles l'ont été chaque fois que nous nous sommes rencontrés - vous et moi - au cours des mille années écoulées. Quant aux questions me concernant actuellement, elles sont embrouillées et préoccupantes, mais d'une sorte telle, qu'un homme comme moi doit les résoudre, qu'il le veuille ou non.


 La vie, Miriam, est un chant magnifique ; certains d'entre nous n'en émettent qu'une seule note, tandis que d'autres peuvent moduler une ligne mélodique. Et il me semble, Miriam, que je ne puis émettre ni une note, ni une mélodie. J'ai l'impression d'être encore dans la brume qui nous a réunis il y a mille ans. Malgré tout cela, je passe le plus clair de mon temps à peindre, et parfois je m'évade dans quelque coin de campagne retiré, emportant un carnet dans ma poche. Un jour, je vous enverrai une partie de ce carnet.


 Je n'en sais pas plus sur « moi » Aussi revenons aux choses importantes, revenons à mon doux coeur. Comment allez-vous et comment vont vos yeux ? Êtes-vous aussi heureuse au Caire que je le suis à New York ? Marchez-vous de long en large dans votre chambre après minuit ? Vous tenez-vous près de la fenêtre de temps à autre pour contempler les étoiles ? Allez-vous ensuite vous coucher ? Et séchez-vous sur le couvre lit ces sourires qui fondent en larmes de vos yeux ? Êtes-vous aussi heureuse au Caire que je le suis à New York ?


Je pense à vous May, chaque jour et chaque nuit, je pense à vous toujours, et dans chacune de mes pensées se mêlent un certain plaisir et une certaine peine. Ce qui est étrange, Miriam, c'est que chaque fois que je pense à vous, je vous murmure en secret : « Venez épancher vos soucis ici, sur ma poitrine. » Et parfois je vous donne des noms connus seulement des pères aimants et des mères compatissantes.


 Je baise la paume de votre main droite, puis la paume de votre main gauche, en suppliant Dieu de vous garder sous sa protection, d'emplir votre coeur de Sa lumière et de veiller sur vous comme sur le plus aimé de tous les êtres.


 Gibran



 New York,12 janvier 1925


 Mary,


 Le six de ce mois, j'ai pensé à vous chaque minute et chaque seconde, et je traduisais tout ce qui m'était dit dans la langue de Mary et Gibran - Une langue qu'aucun habitant de cette terre ne peut comprendre, excepté Mary et Gibran ... et bien entendu vous savez que chaque jour est l'anniversaire de chacun d'entre nous.


Les Américains, plus que tout autre peuple au monde, affectionnent la célébration des anniversaires et aiment envoyer de cadeaux. Et pour une raison qui m'échappe, ils me manifestent à ces occasions leur générosité. Le six de ce mois, j'étais gêné par leur gentillesse envahissante, et également rempli d'un profond sentiment de gratitude. Mais Dieu sait que le mot que j'ai reçu de vous m'était plus cher et plus précieux que tout ce que d'autres peuvent faire pour moi. Dieu sait cela, et votre coeur aussi.


 Après les réjouissances, vous et moi nous nous sommes retrouvés à l'écart pour parler longuement, nous disant l'un à l'autre ce que seule la nostalgie est à même d'exprimer et ce que seule l'absence d'espoir permet de dire. Puis nous avons regardé notre lointaine étoile et nous sommes restés silencieux. Nous avons ensuite repris notre discussion jusqu'à l'aube, votre main posée sur mon coeur battant jusqu'au lever du jour.


 Que Dieu veille sur vous et vous protège, Miriam, et qu'il vous dispense de sa lumière. Que Dieu vous garde pour celui qui vous aime.


Gibran



"Texte figurant au dos d'une carte d'un tableau de Léonard de Vinci" 


New York, le 6 février 1925


 Mary,


 Je n'ai jamais regardé une oeuvre de Léonard de Vinci sans ressentir au plus profond de moi le pouvoir de son charme, ni sans avoir conscience qu'une partie de son âme pénétrait la mienne. J'étais enfant lorsque je vis pour la première fois les dessins de cet homme prodigieux. Je n'oublierai jamais ce moment aussi longtemps que je vivrai; et au cours de cette période de ma vie, cela eût sur moi l'effet de l'aiguille d'une boussole sur un bateau égaré dans la brume.


 J'ai retrouvé aujourd'hui cette carte parmi mes papiers, et j'ai pensé à vous l'envoyer afin que vous preniez connaissance des évènements qui ont plongé mes jeunes années dans les vallées de ténèbres et de solitude et ( suscité en moi ) le poignant désir de l'inconnu. Que Dieu vous protège.


 Gibran



 New York, 23 mars 1925


 Mary,


 (...) Vous avez donc coupé vos cheveux, vous avez coupé ces tresses brunes et leurs belles torsades. Que puis-je vous dire ? Que dire quand les ciseaux ont coupé court à tout blâme ? Qu'importe ! Qu'importe ! Car je ne peux aller contre le conseil que vous a donné le coiffeur italien... Que Dieu ait pitié de l'âme des pères de tous les italiens.


 Non content de m'informer de cette terrible perte, mon amie chère voulut ajouter l'insulte au préjudice en s'adressant ( à moi comme ) à « un poète et un artiste qui est amoureux d'une élégante chevelure blonde, car il n'y a de plaisir que dans une chevelure blonde ; il ne chante les louanges que d'une chevelure blonde, et il ne peut rien supporter d'autre que l'existence d'une tête à la blonde chevelure. »


 O Seigneur, mon Dieu, pardonnez à Mary chacune de ses paroles, pardonnez-lui, et lavez ses erreurs avec l'éclat de votre lumière divine. Révélez-lui dans ses rêves et ses heures de veille le « catholicisme » fervent de votre serviteur Gibran dans toutes les questions relatives à la beauté. Ô Dieu, envoyez l'un de vos anges l'informer que votre serviteur vit dans un ermitage aux nombreuses fenêtres, au travers desquelles il peut observer les manifestations de votre beauté et de votre excellence en toute chose et en tous lieux ; et qu'il chante les louanges des cheveux bruns aussi bien que des cheveux blonds, et qu'il s'émerveille vraiment tout autant devant des yeux noirs que devant des yeux bleus. Je vous supplie, mon seigneur et mon Dieu, d'exhorter Mary à ne pas humilier les poètes et les artistes dans la personne de votre serviteur Gibran ... Amen.


 Après cette longue prière, comment pouvez-vous attendre de moi que je discute des inconvénients de la barbe naturelle ? C'est impossible ! Cependant, je me mettrai en quête d'un coiffeur italien dans cette ville, et lui demanderai s'il est capable de transformer une barbe naturelle non taillée, en une simple barbe arrondie - j'entends par là arrondie à l'aide d'un compas ! (...)


 Mais revenons au problème de vos yeux. Comment vont vos yeux Mary ? Vous savez, vous savez dans votre coeur que la santé de vos yeux m'importe grandement. Comment pouvez-vous en douter, alors que c'est avec vos yeux que vous voyez ce qui est caché derrière le voile ? (...) J'ai demandé des nouvelles de vos yeux, Mary, parce que je m'inquiète beaucoup de leur état, parce que j'aime leur lumière ; j'aime leur expression lointaine ; et j'aime les images qui dansent dans leurs regards rêveurs. Mais mon intérêt pour vos yeux ne signifie nullement que je me soucie moins de votre front ou de vos doigts.


 Que Dieu vous bénisse, Mary bien-aimée, qu'il bénisse aussi vos yeux, votre front, vos doigts et qu'il vous garde toujours pour moi.


 Gibran



New York, 30 mars 1925


 Mary,


 Oui, mon silence de quatre semaines était dû à la grippe espagnole - rien de moins. Il m'est très difficile, pour ne pas dire pénible, de m'appesantir sur toute indisposition qui m'affecte. Lorsque je tombe malade, je n'ai qu'un désir, n'être vu de personne, même de ceux qui me sont chers et qui m'aiment. Je considère que le meilleur traitement pour toute maladie est l'isolement complet. (...)


 C'est vraiment une grande exagération de votre part, charmante Miriam, de dire que le directeur "d'Al-Sa'ih " était fâché contre vous parce que vous ne lui aviez pas envoyé d'articles pour son numéro spécial. Comment pouvez-vous imaginer que quelqu'un pourrait vous en vouloir alors que je suis à New York ? Je l'ai dit mille fois : « Nous autres artistes ne sommes pas des usines littéraires, ni des machines que l'on remplit avec de l'encre et du papier à l'extrémité et dont on attend qu'il en sorte des articles et des poèmes à l'autre bout.


 Nous écrivons quand nous avons envie d'écrire et non quand vous désirez que nous le fassions. Ayez donc l'obligeance de nous laisser tranquilles, car nous appartenons à un monde et vous à un autre, vous n'êtes pas des nôtres, et nous ne sommes pas de votre espèce.»


 Que dites-vous de mon péremptoire ? Mais sérieusement - toute plaisanterie mise à part - n'avez -vous pas remarqué que la plupart des propriétaires de journaux et de revues prennent l'écrivain pour un phonographe, car eux-mêmes sont nés avec des idées phonographiques ?


En ce moment à New York, c'est le début du printemps, et l'on observe comme un renouveau, un enchantement dans l'air; l'esprit est plein de jeunesse et de la lumière de l'aube ; les promenades dans la campagne ressemblent, aux visites que le prêtre et les prêtresses d'Adonis et d'Astarté faisaient à la grotte d'Afqa.


 Dans quelques jours Jésus ressuscitera pour accorder la vie à ceux qui reposent sous la terre ; les pommiers et les amandiers refleuriront, tandis que les rivières et les ruisseaux retrouveront leur chant mélodieux. Vous serez à mes côtés chaque jour d'avril, et vous resterez avec moi après avril - chaque jour et chaque nuit.


Que Dieu vous protège et vous garde, Miriam, mon aimée.


 Gibran



 

Images

Calligraphies de Lassaâd Métoui

( choix de textes )

N-B

Il existe d'autres lettres de "Gibran à May" que la famille de May Ziadah

a choisi de préserver en raison de leur caractère plus intime.